Comme nous la rappelé Riad Malki dans son intervention dhier, il convient de distinguer la non-violence en tant que principe moral, et la non-violence en tant que stratégie politique. En tant que principe moral nous pourrions parler également de principe philosophique ou de principe spirituel, cest à chacun de choisir lexpression qui lui semble la mieux appropriée
-, la non-violence nous invite au respect de tout être humain, au respect de lhumanité de tout être humain, au respect de la dignité de lhumanité de tout être humain et cela jusquau respect de ladversaire avec lequel nous sommes en conflit, jusquau respect de notre ennemi. Il sagit de prendre conscience de cette évidence occultée par la dureté du conflit : lennemi est aussi un être humain. Pour autant, ce respect de ladversaire, qui est lun des principes essentiels de la non-violence, ne doit nous amener à aucune concession en ce qui regarde nos droits fondamentaux. Gandhi entendait concilier le respect de la personne de chaque Anglais avec la critique la plus radicale de loccupation coloniale britannique de son pays. Dans la lettre quil fait parvenir au vice-roi en mars 1930 pour lui lancer un ultimatum avant de commencer la campagne de désobéissance civile à la loi sur le sel, Gandhi sadresse à lui en lappelant " cher ami ". À vrai dire, ses compagnons napprécièrent guère cette marque damitié quils jugèrent déplacée. Probablement auraient-ils mieux accepté que Gandhi appelle le vice-roi " cher ennemi ". Mais dans la même lettre, le leader indien argumente longuement pour montrer que le régime britannique est " une malédiction " pour le peuple indien et pour exprimer toute sa détermination à le combattre jusquà lindépendance de lInde. Le respect de ladversaire, loin damoindrir la résistance contre linjustice, permet de concentrer la lutte sur les objectifs qui réalisent la justice.
Comment appliquer ce principe du respect de lennemi dans le conflit israélo-palestinien ? Avant toute chose, je voudrais mefforcer didentifier quels sont les ennemis qui saffrontent dans ce conflit. À la racine de ce conflit, il y a deux peuples qui saffrontent pour la possession dune même terre. Chacun de ces deux peuples affirme la légitimité qui fonde son droit à posséder la totalité de cette terre. Mais laffrontement de ces deux légitimités ne laisse place à aucune solution du conflit. Il ne peut conduire quà une lutte à la vie et à la mort où chacun des deux camps cherche à vaincre et à éliminer lautre. Chacun des deux camps senferme alors dans une logique dexclusion qui rend impossible tout processus de paix. Cest pourquoi, peu à peu, dans chacune des deux sociétés, lidée a émergé que, pour des raisons qui ne sont pas fondées sur les exigences du droit mais sur les contraintes de lhistoire, il fallait parvenir à un compromis sur le partage de cette terre, afin que chacun des deux peuples puisse vivre en paix dans un État libre et souverain. Le " principe de réalité " sest imposé en permettant de discerner le possible et limpossible. Les deux peuples sont ainsi condamnés par lhistoire à vivre ensemble. Notons quil sagit là dune spécificité du conflit israélo-palestinien quon rencontre rarement dans dautres conflits. Ainsi dans le conflit franco-algérien, il ne pouvait être question quune partie du territoire algérien reste sous souveraineté française. À aucun moment, il na été question dun quelconque partage de la terre. Force est de reconnaître cependant que les discours extrémistes qui refusent tout compromis avec ladversaire existent encore aussi bien dans le camp palestinien que dans le camp israélien. Les groupes qui les soutiennent sont sans doute minoritaires, mais ils risquent de constituer une minorité de blocage qui paralyse le processus de paix.
Sur le terrain, il nexiste aucune symétrie entre les situations des deux peuples. Il existe au contraire une asymétrie, une dissymétrie totale. Un peuple sans État et sans armée se trouve occupé, opprimé et humilié par lÉtat et larmée dun autre peuple. LÉtat dIsraël a le monopole de la puissance militaire ; il en use et en abuse en toute impunité. Larmée israélienne est toute-puissante et, cependant, elle ne peut obtenir aucune victoire politique, car on ne peut pas vaincre un peuple qui revendique sa liberté et sa dignité. Par ailleurs, les Palestiniens sont dans limpossibilité détablir un rapport de force en leur faveur par le moyen de la violence. La violence palestinienne ne peut que provoquer la répression israélienne. Non seulement la violence napporte pas de solution, mais elle éloigne toute solution en accumulant de part et dautre les ressentiments, les haines, les peurs et les souffrances. Pour chacun des deux camps, la violence nest pas la solution, elle est le problème. Les deux adversaires sont prisonniers de la même rhétorique par laquelle chacun, dans limitation des discours de lautre, justifie sa propre violence en affirmant se défendre contre la violence adverse et rejette la responsabilité sur le camp den face. Chacun brandit les meurtres de lautre pour justifier ses propres meurtres en arguant de son droit à la légitime défense. Chacun pense avoir de bonnes raisons à faire prévaloir pour prétendre avoir raison. Et pourtant chacun se trompe et doit lui-même payer très cher le prix de son erreur. Les deux peuples senferment ensemble dans un processus suicidaire et, en définitive, il y a deux perdants. Ne nous y trompons pas, les enfants-soldat(e)s du peuple israélien (beaucoup en effet nont guère plus de vingt ans
) sont les premières victimes de la violence quils exercent à lencontre du peuple palestinien. Celui qui porte atteinte à la dignité de lautre homme porte atteinte à sa propre dignité, et il sen trouve profondément blessé.
Dans un tel contexte, comment peut sappliquer le principe moral de la non-violence qui invite au respect de lennemi ? Pour répondre, je voudrais me référer au texte écrit sur une pancarte tenue par un Palestinien lors dune manifestation contre le mur : " Peace needs bridges, no walls. ", " La paix a besoin de ponts, non de murs. " Une telle affirmation nous offre deux perspectives daction : détruire les murs et construire des ponts. Soulignons que la violence ne peut que détruire les ponts et construire des murs. Notons également que larchitecture dun mur est la plus bête et la plus méchante qui soit : il suffit de sappuyer sur la force de la pesanteur. Larchitecture des ponts demande infiniment plus dintelligence et de savoir faire : il sagit de vaincre la force de la pesanteur.
Les murs qui séparent les hommes ne sont pas seulement des murs de béton qui divisent la terre quil faudrait partager. Il existe aussi des murs dans le cur et dans la tête des hommes. Ce sont les murs des préjugés, des mépris, des stigmatisations, des rancurs, des ressentiments. Cest ici que le principe de la non-violence qui invite au respect de ladversaire trouve son application. Il sagit de détruire ces murs pour construire des ponts qui permettent aux hommes de se rencontrer, de se re-connaître, de se parler, de commencer à se comprendre. Ces ponts ne doivent pas enjamber le conflit, ils doivent enjamber les obstacles qui rendent impossible toute solution au conflit. Certes, la paix nest possible que dans la justice et, en ce sens, la justice est un préalable à la paix. Mais comment négocier la paix qui apportera la justice si ce nest avec son propre ennemi ? Cest avec son ennemi quil faut construire la justice, comme cest avec son ennemi quil faut faire la paix. Et il nest possible de construire la justice quen reconnaissant et en respectant lhumanité de son propre ennemi.
Déjà, et cest le signe despérance le plus fort dans ce conflit, dans chacune des deux sociétés civiles, des réseaux de citoyen(ne)s ont aujourdhui la lucidité et le courage de vouloir détruire les murs et construire des ponts en sopposant à la logique de guerre et en sengageant dans une dynamique de paix. Il importe que ces réseaux puissent bénéficier de la solidarité internationale et dabord de réseaux de citoyen(ne)s qui, partout dans le monde, se mobilisent pour une paix juste au Proche-Orient.
Jusquà présent, malgré lexistence de ces réseaux, les deux peuples nont pas été en mesure de créer un processus de paix qui leur permette de se re-connaître, de se respecter et de se parler. Ils sont restés prisonniers dun affrontement bipolaire qui ne laisse aucune place à la rencontre et à la négociation. Cest pourquoi il est urgent détudier la faisabilité dune médiation de la communauté internationale qui brise cet affrontement binaire et ouvre un espace politique intermédiaire où les deux peuples puissent se rencontrer et se parler. Dans le contexte actuel, la diplomatie internationale savère incapable de prendre une initiative de paix qui se traduise sur le terrain par des mesures de confiance entre les deux sociétés civiles. Au demeurant, deux ou trois diplomates internationaux qui font la navette entre les autorités politiques des deux camps ne sont pas plus capables de faire la paix que deux ou trois généraux ne sont capables de faire la guerre. Même lorsquils parviennent à un " accord de paix ", il ne sagit que dun " accord de papier " qui nest pas traduit sur le terrain.
Il importe donc dinnover en mettant limagination au pouvoir. Dans cette perspective, le Mouvement pour une Alternative non-violence (MAN), en partenariat avec dautres organisations de la société civile française, a pris linitiative de lancer une campagne pour étudier la faisabilité du déploiement dune force dintervention civile de paix à la fois sur le territoire palestinien et sur le territoire israélien. Aujourdhui, cette campagne est également organisée en Italie et en Espagne et relayée dans dautres pays dEurope. Cette force serait composée de volontaires internationaux sans armes, ayant reçu une formation à la résolution non-violente des conflits, qui auraient pour mission de mener, au sein des populations civiles, des actions dobservation, dinterposition et de médiation de proximité, afin de permettre aux acteurs de paix palestiniens et israéliens de se réapproprier les enjeux du conflit aujourdhui confisqués par la logique de la violence et de créer les conditions dune résolution politique du conflit acceptable par les deux parties en présence. Il sagirait de déployer sur le terrain des dizaines, des centaines, des milliers de diplomates de proximité dont la présence désarmée au sein des sociétés civiles aurait pour première finalité de faire reculer les peurs et de faire baisser le sentiment dinsécurité et de créer des mesures de confiance entre les acteurs du conflit. Cette présence désarmée aurait également pour but de dissuader les acteurs armés des deux camps de commettre des actes de violence. Quelles quen soient les explications et les justifications avancées, ceux-ci sont contre-productifs. Cette intervention civile ne doit pas être conçue comme un bouclier humain qui sinterpose entre les acteurs armés, mais comme une présence désarmée de volontaires qui partagent les risques encourus par les populations civiles. Il sagirait, en définitive, de construire un pont entre les deux sociétés civiles afin que celles-ci puissent se rencontrer et se re-connaître. Pour ériger ce pont, cest à la fois une nécessité architecturale, une obligation politique et une exigence stratégique dêtre présent dans les deux territoires afin dy construire solidement les deux piliers qui soutiendront son arche. La présence des internationaux sur le territoire dIsraël voudra signifier clairement au peuple israélien que ses peurs et ses souffrances sont prises en compte, que son aspiration à vivre en sécurité est reconnue et quil a toute sa place dans le processus de paix, dès lors quil reconnaîtra le droit inaliénable du peuple palestinien à être maître de son destin.
Il reste que les membres d'une intervention civile, par le fait même qu'ils sont désarmés, se trouvent "sans défense" face à la menace toujours possible dacteurs armés. D'un point de vue purement théorique, la capacité de violence d'acteurs armés face à des personnes désarmées est techniquement sans limites. Mais la mise en oeuvre de la violence ne dépend pas seulement de facteurs techniques. Il arrive souvent que des facteurs humains, psychologiques, sociaux et politiques imposent aux décideurs des limites dont ils ne peuvent pas s'affranchir facilement. Une violence sans limites est "aveugle", dans tous les sens de l'expression. Elle constitue une fuite en avant ne correspondant à aucun objectif politique rationnel. Elle risque d'entraîner des conséquences qui ont un coût politique, diplomatique et économique tel qu'il est de l'intérêt des décideurs d'y renoncer. Il existe donc des situations où, techniquement possible, elle n'est pas politiquement la plus probable. Les volontaires nauraient dautre protection que leur vulnérabilité et leur présence désarmée voudrait être désarmante.
Les missions d'une intervention civile ne sauraient prétendre faire preuve de "neutralité", du moins si l'on donne à ce mot, selon son étymologie latine (ne, ni et uter, l'un des deux), le sens de "ni l'un ni l'autre, aucun des deux". Ainsi, en cas de conflit international, un pays neutre est celui qui ne prend parti pour aucun des deux camps adverses, qui n'accorde son soutien et n'apporte son aide à aucun d'entre eux et reste en dehors du conflit. Or, précisément, les membres d'une mission de paix qui vise sinon à la réconciliation, du moins à la conciliation des deux parties engagées dans un conflit, n'ont pas pour mandat de ne prendre parti pour "aucun des deux" adversaires, mais de prendre parti pour "tous les deux". Ils s'engagent aux côtés de l'un et de l'autre : ils s'engagent deux fois, ils prennent deux fois parti. Mais ce double parti pris n'est jamais inconditionnel : il est chaque fois un parti pris de discernement et d'équité. En ce sens, on peut dire que les membres d'une intervention civile ne sont pas neutres, mais "équitables" : ils s'efforcent de donner à chacun selon son dû. C'est ainsi qu'ils peuvent gagner la confiance des deux adversaires et favoriser le dialogue entre eux.
L'équité n'implique pas qu'on renvoie dos-à-dos les adversaires. Et cela est particulièrement vrai pour le conflit israélo-palestinien où, il importe de ne jamais oublier, il nexiste aucune symétrie dans la situation des deux adversaires. Disons le encore : sur le terrain, il y a un peuple occupé et un peuple occupant. Au demeurant, la présence dune force dintervention civile ne saurait signifier la fin de la résistance palestinienne à loccupation israélienne. Elle devrait au contraire favoriser le développement dune résistance non-violente dont la légitimité doit être reconnue. Dans le même temps, nous affirmons notre conviction que ce nest pas être moins solidaires des Palestiniens que de vouloir favoriser la création dun processus de paix fondé sur le respect du droit des Israéliens à vivre en sécurité sur leur territoire. Senfermer dans une solidarité unilatérale avec lun des deux camps ne peut que resserrer les nuds du conflit, alors quil sagit de les desserrer. Une solidarité unilatérale qui exclue lautre partie du processus de paix renforce la solidité des murs et ne permet pas de construire des ponts. Ce positionnement à la fois éthique et politique qui veut créer lespace dune médiation entre les deux peuples nous semble le seul capable déliminer les causes de la violence et de construire les fondements dune paix juste et durable. Ce positionnement nous apparaît comme le socle fondateur sur lequel il est possible de rapprocher les deux peuples aujourdhui séparés par les murs de lincompréhension et de lexclusion. La possibilité de mettre en uvre cette force de médiation reste incertaine, mais cette espérance fragile nous semble la seule possible.
Une telle force dintervention ne saurait être mise en uvre par des organisations non gouvernementales. Seule une organisation intergouvernementale peut se donner les moyens dune telle mission. Cest pourquoi, dans un premier temps, nous demandons aux autorités politiques de lUnion Européenne détudier la faisabilité dune telle intervention.
Pour autant, il nous faut prendre la mesure de toutes les difficultés qui aujourdhui font obstacle à la mise en ouvre sur le terrain dune telle force dintervention. À lévidence, les conditions politiques ne sont pas réalisées pour envisager la réalisation de ce que jappellerai " lhypothèse haute " de notre projet, cest-à-dire le déploiement de centaines de volontaires internationaux sur les deux territoires avec le mandat politique dune instance intergouvernementale. Cest pourquoi il est prématuré de vouloir préciser dès maintenant les modalités concrètes de la mise en place de cette force dintervention, même si les principes daction sont clairement définis. Cependant, dès maintenant, il sagit de faire en sorte, que le moment venu, lorsque les conditions politiques le permettront, la communauté internationale dispose des moyens de proposer une telle force dintervention.
Aussi convient-il denvisager de commencer par la réalisation " dhypothèses basses ". Ce pourrait être dabord le déploiement dune force dintervention sur le seul territoire palestinien. Une première expérimentation pourrait être le fait dune organisation non gouvernementale. Nous le savons, plusieurs ONGs sont déjà présentes sur le terrain depuis plusieurs années et leur expérience est riche denseignement. Je remercie nos amis des Christian Peacemaker Teams qui, depuis plus de dix ans, assurent une présence internationale à Hébron et qui soutiennent notre campagne, davoir bien voulu apporter leur témoignage. Ce qui serait essentiel, cest le positionnement éthique, politique et stratégique de cette force dintervention qui afficherait clairement sa volonté dêtre une force de médiation entre les deux parties en présence, et non pas une force de soutien à une seule dentre elles. Dans cette perspective, le MAN et les autres organisations qui soutiennent cette campagne entendent travailler étroitement avec Nonviolent Peaceforce. Cest dire que mes propos ne sauraient être considérés comme contradictoires avec ceux que va nous tenir mon ami David Grant au nom précisément de Nonviolent Peaceforce.
Cette mission aurait aussi pour finalité de faire apparaître aux yeux de lopinion publique internationale, plus précisément aux yeux des différentes opinions publiques nationales, la vérité sur le conflit dont les réalités et les enjeux sont généralement occultés par les médias. Plus particulièrement, il sagira de faire prendre conscience à lopinion publique israélienne de la réalité vécue par le peuple palestinien dans les territoires occupés.
Le premier objectif à atteindre est dorganiser un programme de formation à la résolution non-violente des conflits qui permette à des volontaires de se préparer dans les meilleures conditions à participer à des missions civiles de paix. Là encore, il appartient aux pouvoirs publics et aux organisations institutionnelles, et non aux seules associations militantes, de sinvestir dans un tel programme.
(*) Mouvement pour une Alternative Non-violente : 114 rue de Vaugirard, 75006 Paris.
Tel : 01 45 44 48 25
Site Internet : http://manco.free.fr
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