http://www.rue89.com Une pigiste dans l’enfer syrien brise le mythe du grand reportage Une journaliste italienne freelance a provoqué une polémique en racontant les coulisses de son travail. Rue89 a fait réagir des grands reporters français. « Lettre d’une pigiste dans l’enfer syrien ». Dans ce témoignage, Francesca Borri, reporter de guerre pigiste de 33 ans, nous a fait pénétrer dans les coulisses peu reluisantes d’une profession qui continue de fasciner. Entre peur, concurrence et solitude, la journaliste italienne décrit les conditions de travail du pigiste, contraint d’exercer son métier au détriment de sa sécurité. Traduit et publié en France par le site du Nouvel Observateur le 31 juillet, son texte a été partagé 65 000 fois sur Facebook et a beaucoup fait parler dans la profession. Certains de ses confrères italiens ont contesté l’exactitude des faits relatés dans ce témoignage et lui ont reproché d’être larmoyante et nombriliste. Rue89 a interrogé des grands reporters travaillant pour les médias français. Que pensent-ils du texte de l’Italienne et comment travaille-t-on en France ? «L’histoire est trop belle» Marc Semo, chef du service étranger à Libération, tique sur les « erreurs factuelles » du témoignage de Francesca Borri, également dénoncées par ses confrères italiens. « L’histoire est trop belle. Ça ne veut pas dire que la situation du pigiste qu’elle relate est fausse, mais elle a dû exagérer beaucoup de choses. Son histoire de blessure au genou, par exemple, une journaliste italienne qui aurait reçu une balle dans le genou et dont personne n’aurait entendu parler, ça ne tient pas. » Francesca Borri ne serait pas non plus crédible lorsqu’elle dit être restée plus d’un an à Alep, assure Marc Semo. Pour lui, elle n’a pu rester plus d’une semaine ou deux dans cette ville syrienne. « L’économie du petit pigiste qui s’installe sur place et continue à proposer des papiers alors que les rédacteurs sont partis, pouvait tenir sur un conflit comme la Yougoslavie, où il était possible de rester des mois à Sarajevo. C’est inimaginable en Syrie. Les risques d’enlèvements, la nature du conflit et le coût de la logistique, tout ça fait qu’un pigiste ne peut plus travailler aujourd’hui en Syrie. » La Syrie étant devenue un terrain tellement dangereux, les grands médias ne prennent de toutes façons plus le risque de faire appel à des pigistes. « Si nous n’envoyons pas de gens du journal, nous ne prenons pas de piges. C’est une règle de base, y déroger serait immoral et indécent. En cas de blessure ou d’enlèvement, le journal est responsable et doit assumer. Quand la situation est moins risquée et que nous faisons appel à des pigistes, nous ne prenons que des gens sûrs, dont nous connaissons le sérieux du travail et savons qu’ils ne vont pas prendre des risques inconsidérés. » Pourquoi continue-t-elle de bosser pour ce rédac chef pourri ? « Il ne faut pas risquer sa vie pour rien », poursuit un journaliste salarié d’un grand quotidien, qui s’est rendu plusieurs fois en Syrie depuis deux ans. Il préfère témoigner anonymement. Dans son journal, le feuillet (1 500 caractères) est payé un peu plus de 100 euros brut. Les frais, notamment la rémunération du fixeur (entre 50 et 300 dollars par jour, selon ce journaliste), sont également pris en charge par le journal. Ce qui ne semble pas être le cas pour Francesca Borri qui raconte être payée 70 dollars l’article, quelle que soit sa taille, et ne pas être remboursée pour ses frais de reportage. « Dans sa lettre, elle ne dit pas pourquoi elle continue de bosser pour cette caricature de redac chef pourri. Il faut refuser de travailler pour quelqu’un qui te met en danger en te proposant une rémunération aussi basse ! Si aucun média sérieux ne veut prendre son travail, alors il ne faut pas qu’elle aille en Syrie. » Un argument qui fait bondir la compagne de ce journaliste salarié. Pigiste pour plusieurs sites français (dont Rue89), elle a couvert la chute de Tripoli et la destitution de Mohamed Morsi en Egypte. Elle assistait à notre conversation téléphonique et a tenu à intervenir. « Personne n’oserait répondre à un ouvrier qui dénonce ses conditions de travail qu’il faut démissionner. Tous les pigistes aimeraient bien travailler pour Le Monde ou Le Figaro. Sauf que ça ne se passe pas comme ça. Tu te retrouves à bosser pour des clopinettes, en essayant de placer tes sujets à une pléthore de magazines et de sites. » Quant à la prier d’aller travailler sur un autre terrain, c’est plus facile à dire qu’à faire, ajoute-t-elle : « Je veux aller en Afghanistan en septembre, un pays où la France est en guerre depuis dix ans. J’ai présenté une série de sujets que j’aimerais faire, mais les rédactions me répondent toutes la même chose : c’est pas l’actu. Alors oui, Francesca Borri a raison quand elle dit que rester en Syrie, là où plus personne ne veut aller, c’est notre seule chance d’avoir du boulot. » Un débat salutaire sur les conditions de travail des pigistes Pour la pigiste, en se contentant de pointer les inexactitudes du témoignage de Francesca Borri, on laisse de côté la question des conditions de travail. « On l’accuse d’être geignarde, mais personne n’a jamais reproché aux photographes de guerre qui s’insurgent à raison de vendre leurs photos 2,50 euros, de l’être. Eux, quand ils se plaignent, on les plaint aussi. Pourquoi démonter Francesca Borri au lieu de poser les vraies questions ? Discutons plutôt de l’instauration d’un tarif légal de la pige, d’une obligation pour les rédactions de prendre en charge tous nos frais, et de la mise en place d’un budget dévolu aux piges, afin de compenser la précarisation de la profession. » Jérôme Bastion est correspondant pour RFI en Turquie depuis 1996. Il est également pigiste pour plusieurs journaux, radios et télévisions francophones. « Peut-être que ce témoignage, écrit sous le coup de la fatigue ou d’un coup de blues passager, est un peu excessif. Je ne connais pas les conditions du métier en Italie, donc je ne peux pas juger. Mais ce qui est sûr, c’est que ce que dit Francesca Borri est révélateur d’une situation de plus en plus critique dans la profession. » Le journaliste ajoute : « Dans le contexte extrême d’un conflit ouvert, les prix flambent et en même temps, il faut redoubler de précautions pour sa sécurité et passer plus de temps pour faire son travail correctement. » L’absence d’encadrement vient également mettre à mal la sécurité des pigistes. « On se sent paradoxalement beaucoup plus seul et abandonné quand on travaille pour plusieurs clients potentiels. Quand une rédaction vous envoie sur place, vous vous sentez soutenu, vous envoyez des informations sur votre situation au responsable de votre média qui, normalement, vous aidera à vous sortir d’une situation difficile. » Oui, il y a de la concurrence et des coups de putes « Quand vous êtes pigistes, vous n’avez pas non plus de rédac chef qui vous connaisse bien et sait quand vous êtes fatigué et qu’il est temps pour vous de rentrer », ajoute Sophie-Nivelle Cardinale, reporter réalisatrice freelance pour Arte. Pour elle, si le texte de Francesca Borri a été autant partagé, c’est aussi parce qu’il égratigne la mythologie romantique du journalisme de guerre, ainsi que l’image de la grande famille des reporters de guerre peuplée de héros humanistes. « C’est pas glamour de ne pas manger, de ne pas se laver pendant des jours, de dormir sur un matelas pourri sous les bombes. Et oui, il y a de la concurrence. Oui, certains journalistes vont te faire des coups de putes. Il y a plein de journalistes différents parmi les reporters de guerre. Certains sont d’abord là pour informer, d’autres sont là pour faire de la thune, d’autres cherchent la gloire, certains courent après leur propre mort. Et exactement comme dans les rédacs parisiennes, certains sont réglos d’autres beaucoup moins. Sauf que sur un conflit il n’y a pas de retour en arrière possible. » Jamais un homme n’aurait écrit un texte comme ça Et dans cette grande famille, la question des traumatismes psychologiques causés par la violence reste difficile à aborder, explique Sophie-Nivelle Cardinale. Un tabou, plus lourd dans les pays latins que dans les pays anglo-saxons. Là-bas, les reporters parlent plus facilement de leur sentiment de culpabilité, du choc que représente la mort d’un collègue, de la difficulté à se réadapter à la vie normale. Un sujet d’autant plus d’actualité que 2012 a été l’année la plus meurtrière pour les journalistes (88 tués), selon Reporters sans frontières. « Pourquoi a-t-on du mal à dire que la guerre nous nique la tête ? Francesca Borri le dit. Jamais un homme n’aurait écrit un texte comme ça. Dans ce milieu qui reste macho, si tu racontes à tes confrères que tu vas voir un psy, on va te répondre : “Tu me raconteras, moi je vais me taper une pute et boire un whisky.” » Si cette question de la violence émerge, il faut sans doute aussi y voir un lien avec la précarisation des pigistes. En effet, comme l’explique Jérôme Bastion : « Le pigiste, même “bien au chaud” dans une grande ville sans conflit, est de plus en plus soumis à une pression psychologique. Du fait de la dégradation des conditions de travail, le métier est plus difficile, et le professionnel plus fragile psychologiquement. » «Moi, j’appelle ça la passion du métier» Dans une interview accordée au Nouvel Obs, Francesca Borri revient sur les réactions suscitées par son témoignage. Elle y explique que certains de ses propos sont à nuancer, mais que sa tribune visait à faire comprendre aux lecteurs la situation et les dangers auxquels certains pigistes sont confrontés dans leur métier. « Mon texte est tout d’abord une autocritique, pas seulement une critique. Une autocritique sur l’incapacité de traiter de la crise en Syrie parce que j’ai échoué dans cette tentative. » C’est la dimension irrationnelle de ce témoignage, de ce qui pousse les journalistes à partir couvrir les conflits, qui a le plus intéressé Florence Aubenas, grand reporter au Monde : « J’ai eu l’impression qu’elle s’immolait sur l’autel de la profession. Elle donne l’impression d’être en extrême danger, tout en disant “je reste quand même”. Moi, j’appelle ça la passion du métier. » La journaliste explique que les zones de conflits ont toujours été un endroit où les jeunes journalistes tentent de percer. « Quand tu es jeune, tu galères, tu es un forçat de l’info, que tu sois à Alep où dans une rédac web. Et ça a toujours été le cas. Il y a ceux qui partent s’installer à l’étranger, ceux qui vont sur les terrains de conflits. Et ceux qui rentrent dans les rédactions par la petite porte, la technique à mon époque quand j’ai commencé secrétaire de rédaction (après avoir raté mon premier reportage en Erythrée) ou par le Web aujourd’hui. » Aller en banlieue c’est tout aussi compliqué Sauf que, comme le rappelle Marc Semo, le manque de moyens des rédactions et la complexité des conflits, où les journalistes sont directement pris pour cible, rend certaines guerres incouvrables : « Depuis l’Irak, il y a des guerres incouvrables. C’est tragique mais c’est comme ça. Je comprends l’impatience de certains jeunes confrères qui veulent partir sur les conflits, mais le grand reportage ce n’est pas que ça. Aller en banlieue, c’est tout aussi compliqué et bien plus porteur. »
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