http://www.clio.fr/ Février 2002
L'islam d'Arabie: le wahhabisme Par Anne-Marie Delcambre Docteur d'Etat en droit, docteur en civilisation islamique Islamologue et professeur d'arabe
Le succès du wahhabisme, né au XVIIIe siècle dans le Nedj en Arabie centrale, est étroitement lié à son adoption, dés 1744, par la famille des Sa'ud, fondatrice en 1932 du « royaume d'Arabie Saoudite » dont il devient alors la doctrine officielle. Interdisant la pratique d'autres religions, le wahhabisme se distingue par son fondamentalisme. Anne-Marie Delcambre, docteur d'État en droit, docteur en civilisation islamique, professeur d'arabe et islamologue, nous explique la nature de cette idéologie et la manière dont elle régit, encore de nos jours, le système politique, social, économique et judiciaire de l'État saoudien.
Origines et naissance du wahhabisme Durant la célèbre inquisition – mihna – inaugurée à Bagdad par le calife abbasside Al-Ma'mun en 833, et dirigée contre les jurisconsultes hostiles à l'exercice de la raison dans l'élaboration du droit musulman – fiqh – , le fondateur de l'école hanbalite, Ahmad ibn Hanbal, avait été emprisonné et flagellé en raison de son attitude intransigeante. Son fidéisme intégral s'expliquait toutefois peut-être par le fait que son école était moins une école de droit qu'une école religieuse ; certains la considéraient comme le rite musulman dans son aspect juridique. D'ailleurs, elle n'avait pas réussi, contrairement aux autres écoles, à imposer son influence sur un territoire déterminé. Tout changea pour le hanbalisme au XVIIIe siècle, avec Muhammad ibn Abd al-Wahhâb, un Arabe de la tribu des Tamim, originaire du Nejd, le cœur de l'Arabie désertique. Il était né en 1703 dans l'oasis de Uyayna, dans une famille de juristes ; son père était un cadi, « un juge », très attaché à la rigueur hanbalite. Sur ses conseils, le futur cheikh s'était rendu, à Médine, pour parfaire sa formation et là, il avait eu pour maître un théologien gagné aux idées d'Ibn Taymiyya, ce fameux jurisconsulte de Damas du XIVe siècle, qui était à l'origine d'un néo-hanbalisme plus rigoureux encore que le hanbalisme d'Ibn Hanbal. Ibn Abd al-Wahhâb avait ensuite voyagé hors de l'Arabie, en Irak, en Iran, en Syrie, en Égypte. Il était revenu dans sa ville natale vers l'âge de trente-six ans et avait composé un premier grand traité sur l'unicité de Dieu – ki-tâb al-tawhîd – qui lui avait attiré de nombreux disciples. Cependant, la rencontre décisive est celle qui allait avoir lieu dans la ville de Dariyya, avec un seigneur du désert, Muhammad ibn Sa'ud – Saoud – en 1744. Un pacte – bay'a – était conclu entre l'émir et le théologien qui se juraient une fidélité réciproque pour établir le règne d'Allah sur terre, même par les armes. Ce pacte fondait l'État wahhabite, même si celui-ci se réduisait alors à une petite principauté bédouine du Nejd. Désormais, la destinée du cheikh et celle du prince étaient liées pour le meilleur et pour le pire. Le wahhabisme, doctrine d'Al-Wahhâb, était né.
La doctrine wahhabite La doctrine wahhabite n'était pas originale. Elle reprenait les idées de l'école hanbalite dont le fondateur, Ibn Hanbal, affirmait que le califat devait appartenir aux Quraychites. Elle s'inspirait aussi d'autres docteurs hanbalites, surtout d'Ibn Taymiyya dont toute l'œuvre était reprise, en particulier les professions de foi et surtout la Siyâsa char'iyya ou « Politique conforme à la Loi révélée ». La vie du jurisconsulte de Damas était citée en exemple. Ibn Taymiyya était né en 1263 à Harran mais sa famille avait fui l'invasion mongole et s'était réfugiée en Syrie. Très rapidement, le jeune juriste s'était distingué par son intransigeance. En 1294 il intervenait pour réclamer violemment contre un chrétien, accusé d'avoir insulté le prophète de l'islam, la peine de mort prescrite par la loi islamique. Il ne cessait d'inciter le sultan mamelouk du Caire, dont dépendait la Syrie, à se montrer très ferme à l'égard des gens du Livre. Il écrivait dans une de ses trois célèbres professions de foi : « Les gens du Livre ne sont autorisés à séjourner en territoire musulman contre le paiement de l'impôt de capitation, que dans la mesure où les musulmans ont besoin de leurs services. Mais le jour où ce besoin ne se fera plus sentir l'Imam est autorisé à les exiler, comme le Prophète avait déjà exilé les juifs de Khaybar ». Inlassablement, il prêchait le djihâd, « la guerre religieuse », contre l'envahisseur mongol qu'il soupçonnait de favoriser les chrétiens. En même temps il s'attaquait à l'hérésie que constituait à ses yeux le soufisme. Il avait condamné avec force la doctrine du célèbre mystique Ibn Arabi. Plusieurs fois emprisonné, il ne cessait de dénoncer les chiites et de dresser les musulmans contre les chrétiens et les juifs : « Les musulmans doivent se garder de tout ce qui pourrait les faire ressembler aux gens du Livre. Ils ne doivent jamais s'associer à leurs fêtes ». Il stigmatisait le culte des saints, comme innovation blâmable, se référant à la parole du prophète : « Dieu a maudit les Juifs et les Chrétiens qui ont fait des tombes de leurs prophètes des lieux de prière ». Or, si Abd al-Wahhâb avait été convaincu par les idées d'Ibn Taymiyya, c'est qu'il voyait une étrange similitude entre l'Arabie du XVIIIe siècle, soumise au pouvoir turc ottoman dont les mœurs laxistes et la tolérance à l'égard des chrétiens et des juifs scandalisaient les austères musulmans d'Arabie, et la Syrie du XIVe siècle qui devait affronter les Mongols aux mœurs barbares. Contre Ibn Taymiyya, avait été portée l'accusation d'anthropomorphisme grossier car il soutenait que Dieu se tient réellement sur son trône et qu'il parle en proférant des paroles et des sons. Abd al-Wahhâb allait toutefois encore plus loin dans l'interprétation littérale du Coran. Il haïssait les philosophes, comme les mu'tazilites, qui entendaient concilier raison et vérité révélée. Avec une violence beaucoup plus rude qu'Ibn Taymiyya, il s'attaquait au culte des saints, à la visite de leurs tombes et à toutes les superstitions qui n'avaient pas cessé dans les milieux bédouins encore mal islamisés. Ce qui le séduisait toutefois le plus chez ce maître hanbalite, était son insistance sur l'importance de la communauté des musulmans et sur le rôle des martyrs. « Les vrais sunnites », écrivait le jurisconsulte de Damas « sont ceux qui suivent le véritable islam pur de toute altération [...]. Parmi eux sont les martyrs. C'est d'eux que le Prophète a dit : « Une fraction de ma communauté ne cessera de proclamer la vérité. Aucun de ceux qui la combattront ou refuseront de la secourir ne pourra lui nuire et il en sera ainsi jusqu'au jour de la Résurrection ».
Un État wahhabite Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb en passant son pacte avec Muhammad Ibn Sa'ud espérait donner une portée pratique à sa doctrine. Si son espoir se trouva rapidement réalisé, c'est que le Nejd était la patrie des bédouins nomades, pillards mais guerriers intrépides. Ce sont eux qui allaient contribuer au succès de Muhammad Ibn Sa'ud. À sa mort en 1765, une grande partie du Nejd se trouvait conquise et convertie au wahhabisme. Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb mourait, lui, en 1792 après avoir assisté aux premières grandes conquêtes de son allié Sa'ud. Il allait demeurer le fondateur par excellence du mouvement wahhabite et nul ne songerait jamais à le remplacer. Au début du XIXe siècle, le royaume des Sa'ud s'étendait sur la plus grande partie de la péninsule arabique et constituait le premier État wahhabite. Il était dirigé par Sa'ud Ibn Abd al-Azîz. Cependant, les Turcs ottomans, inquiets de la piraterie wahhabite, s'étaient alliés à l'Égypte et les wahhabites furent chassés du Hedjaz et pourchassés jusque dans leur fief du Nejd. Dariyya, la ville des Sa'ud, tombait en 1818 aux mains des Turcs qui la faisaient raser. Le roi Abdallah Ibn Sa'ud, fait prisonnier, était promené trois jours durant dans les rues d'Istanbul puis décapité sur ordre du sultan. L'épopée saoudite allait néanmoins se poursuivre. Un deuxième État wahhabite devait voir le jour, entre 1821 et 1880, avec une branche cadette des Sa'ud qui prenaient Riyad comme fief. Les Turcs ne s'étaient toutefois pas résignés et les Sa'ud, obligés de fuir, avaient dû se réfugier au Koweït. Cependant, en 1902, Abd al-Azîz Ibn Abd al-Rahman entreprenait la reconquête de l'ensemble de la région, fondant ainsi le troisième État wahhabite et redonnant à l'idéologie hanbalite tout son prestige. En 1910 il rassemblait les Bédouins au sein d'une fraternité conforme à la communauté prônée par Abd al-Wahhâb : les frères – ikhwân – étaient regroupés dans des grandes colonies à la fois militaires et agricoles. Enflammés par les prédicateurs, ils multipliaient les conquêtes entre 1912 et 1932, sans souci des frontières, notion contraire aux valeurs bédouines. Jusqu'en 1939, Ibn Sa'ud revendiquerait la plus grande partie du Qatar qui fit naguère partie des conquêtes saoudiennes et qui, depuis 1809, était wahhabite comme son royaume. Une tribu du Nejd s'était en effet installée à la fin du XVIIIe siècle dans ce pays qui devenait ainsi la deuxième monarchie wahhabite de la péninsule arabe. Les guerriers bédouins, même s'ils s'appelaient « frères » avaient toutefois conservé leur mentalité tribale. Le roi avait fini par leur interdire de se livrer à la razzia perpétuelle et d'en conserver le butin. C'est alors, à partir de 1926, qu'ils avaient commencé à se rebeller. Ces Bédouins de choc, devenus un danger pour la monarchie saoudienne, allaient être écrasés sans pitié avec l'appui militaire des Britanniques.
État wahhabite et royaume saoudien Le 18 septembre 1932, Abd al-Azîz proclamait que le royaume du Nejd, du Hedjaz, d'Assir, du Hassa et de leurs dépendances devenait le « royaume d'Arabie Saoudite ». C'était le seul État dans le monde à porter le nom de la famille qui le dirigeait et à être bâti à la fois à partir d'une doctrine religieuse et d'un pacte d'alliance entre un chef tribal et un théologien. L'union avait d'ailleurs été scellée par le mariage entre un fils de Muhammad Ibn Sa'ud et une fille de Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb, le premier d'une longue série d'alliances matrimoniales entre les Al-Sa'ud et les Al-Cheikh, les descendants du Cheikh Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb. Depuis cette époque, le pouvoir saoudien n'a jamais songé à remettre en cause l'idéologie wahhabite. Le roi Faysal, dans un discours à Médine le 1er avril 1963, déclarait en effet : « Notre constitution est le Coran, notre loi est celle de Mahomet, et notre nationalisme est arabe ». L'Arabie Saoudite a placé tout son système politique, social, économique et judiciaire sous l'influence wahhabite. Le drapeau saoudien, vert, comportant la profession de foi musulmane en lettres arabes blanches, avec un sabre au dessous, rappelle l'importance de la conquête guerrière pour l'islam wahhabite. Ce drapeau ne peut en aucun cas être mis en berne car, s'il l'était, le symbole même de l'islam le serait. En tant que pays ayant vu naître le prophète, l'Arabie Saoudite interdit la pratique des autres religions. Le pays tout entier est considéré comme « une grande mosquée ». Dés les premières années du wahhabisme, l'expansion de l'islam, à l'intérieur du pays, a requis l'aide d'une milice de soldats volontaires, véritable police des mœurs, les muttawwi ‘în, « pour prévenir le vice et protéger la vertu ». Ils étaient chargés aussi bien de détruire les idoles que de briser les amulettes. Ils réprimaient les pratiques religieuses fautives. Aujourd'hui encore ces muttawwi'in barbus circulent un bâton à la main et n'hésitent pas à s'en servir contre les « délinquants religieux ». Veiller aux bonnes mœurs est leur objectif. Ils sont donc particulièrement attentifs à s'assurer que les femmes sont couvertes de la tête aux pieds, y compris le visage, par l'abbaya, cette grande pièce de tissu noir, qu'elles ne conduisent pas de voiture – décret royal pris en 1957 par le roi Sa'ud –, qu'elles ne sortent pas seules mais accompagnées d'un parent mâle de leur famille. Ils font fermer les restaurants où se produisent des musiciens, ils interviennent dans les lieux où ils soupçonnent que l'on boit de l'alcool ou que l'on joue de la musique. Ils interdisent les sapins de Noël considérés comme des objets de pratique idolâtre, ainsi que les bibles et les objets en forme de croix. Ils pénètrent sans autorisation dans les domiciles suspects à leurs yeux et importunent les passants pris en faute, même s'ils sont étrangers. Le zèle de ces inquisiteurs musulmans peut se révéler extrêmement dangereux pour les Séoudiens pris en infraction. Les peines prononcées par la justice wahhabite sont celles de la loi islamique selon la stricte interprétation wahhabite de l'école hanbalite. Les exécutions capitales se font en public par décapitation au sabre, généralement le vendredi après la prière du matin. La flagellation et l'amputation figurent parmi les peines prononcées par les tribunaux islamiques. La lapidation pour adultère fait toujours partie de l'arsenal juridique. On ne saurait oublier l'exécution pour adultère en 1978 de la princesse Michad, âgée de dix-neuf ans et mariée d'autorité. En politique extérieure, la da'wa, « appel islamique », a toujours été la raison même de l'existence de 1'État wahhabite saoudien. Cela l'oblige à se livrer au prosélytisme religieux et à financer l'islamisme. De ce fait il y a eu « wahhabisation » de l'islam mondial. Aujourd'hui, cependant, l'islamisme constitue un danger pour le royaume car il émane de religieux qui dénoncent la corruption de la famille royale. L'État wahhabite n'est-il pas menacé par le pouvoir séoudien qui serait en contradiction avec ses propres fondements religieux ? En politique intérieure, la monarchie est soumise à un double assaut : celui des islamistes qui voudraient revenir à la pureté de la doctrine wahhabite et celui des modernistes qui désireraient plus de souplesse dans l'application de la loi islamique. Une contestation féministe a même eu lieu le 6 novembre 1990 : quarante-sept femmes saoudiennes, pour la plupart des universitaires, ont bravé l'interdit de conduire une voiture. En politique internationale, la monarchie a joué un jeu ambigu, ayant toléré sur son sol, en 1990, des milliers de soldats non musulmans – y compris des femmes soldats américaines – mais n'ayant pas hésité à destituer, en avril 1994, Oussama ben Laden de sa nationalité saoudienne, coupable d'activités islamiques terroristes. Pourtant on peut considérer l'ancien leader des « Afghans » saoudiens comme un pur produit de l'islam wahhabite. Pour un homme du désert d'Arabie, les exhortations au djihâd contenues dans le Coran, sont facilement comprises comme des appels à la violence guerrière.
Bibliographie
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